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Jean Duplay romans et poèmes
Jean Duplay romans et poèmes
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Quelques pages de "la flèche de l'Amirauté", ça vous tente?

Chapitre III

Pères et fils (extrait)

 

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- Non, Rodia, non, tu ne dois pas penser une chose pareille ; Dieu ne danse pas dans les salons, Il grelotte avec les pauvres !…

Mais pourquoi, m’as tu dit, pourquoi laisse t-Il mourir les enfants, pourquoi tout ce malheur ?… S’Il est tout puissant, pourquoi ne lève t-il pas le petit doigt ?…

Souviens-toi des dernières paroles du Christ : « Mon père, mon père, pourquoi m’as tu abandonné ? »

C’est une question terrible. Un père peut-il abandonner son fils bien-aimé aux forces du Mal ?…

Je n’ai qu’une réponse à te proposer (mais tu sais, Rodion, je ne suis qu’un pauvre petit moinillon défroqué ! pas un docteur de la Loi !…).

La voici, cette réponse : en nous donnant son Fils, le Père éternel a perdu sa puissance. En y mettant tout son Amour, Il nous a donné le meilleur de Lui-même pour nous sauver. Méritions-nous vraiment cela ?… Quand nous avons crucifié Celui qu’Il nous avait envoyé Il n’y pouvait déjà plus rien. En accomplissant la prophétie nous avons changé le cours des choses pour l’éternité.

Comprends-tu ce que cela signifie ? Ce que l’on nous cache soigneusement, depuis près de deux mille ans ?…

Il est mort ! DIEU EST MORT !…

En expirant sur la croix, le Christ a tué le Père !

A ce moment précis, le Fils de Dieu est devenu Fils de l’Homme… Le Verbe s’est fait chair !

Et, à l’aube du troisième jour, la lumière est sortie des ténèbres… Il est ressuscité ! En revenant du royaume de la Mort, Il nous a donné Sa Toute Puissance, Il nous a rendus libres, enfin… Libres de choisir, à tout instant de notre vie, entre le Bien et le Mal… Il a planté au Golgotha l’arbre magique de la Connaissance : c’est la Croix, le gibet de son supplice. Et le fruit d’or qui dessille nos yeux, c’est le corps du Christ expirant et renaissant !…

Son dernier souffle est celui de la Création, il anime désormais les enfants d’Israël ; les bons et les mauvais, les petits et les grands... Il a fait sortir l'Homme de sa gangue de boue, le voici qui marche et qui choisit sa route.

C’est la flamme tombée du ciel qui brille sur nos têtes, la colombe qui jaillit dans l’azur, la flèche d’amour qui nous perce le cœur…

N’accuse plus le Père : Il n’est plus là. Il meurt avec le Fils, Il t’a donné son âme… et son coeur.

C’est cela, la Trinité : le souvenir du Père, le supplice du Fils, l’Ame de la Création. Tout cela est en toi, enfoui au plus profond. Tres in Unum ; Trois en Un. Trois en Toi.

C’est ton cœur qui te guide ; mais ton esprit décide. Le bien, le mal : c’est toi qui les dispenses. Si les enfants meurent, ce n’est pas Dieu qui l’a voulu : c’est toi.

- Non, Aliocha. Je ne peux pas croire cela. Ce n’est pas moi. Jamais je n’ai voulu ça. Pas le malheur, pas la souffrance, pas la cruauté. Ni moi ni personne. Ta théorie est fausse. Et si tout cela se passe autour de moi, je n’y suis pour rien. Je n’ai rien fait. Je ne suis pas complice. Je ne veux pas de cette liberté-là. Non ! Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas possible…

- Oh si, c'est possible ! Et tu le sais bien ! Car tu sais que c'est LA solution, la seule ; le vrai mystère, la vraie clé, tout cela est en nous : il n'y a pas d'autre vérité. Certains pensent que la Trinité est un dogme stupide, incompréhensible ; voire un résidu païen. Il est une autre religion, terrible, héritée du fond des âges, qui a revêtu les oripeaux de l'Hérésie et dévore ses enfants depuis plus de deux mille ans : le dualisme. Quelle tentation que de croire à la lutte éternelle entre deux principes ! Penser que la délivrance réside dans l'ascèse et le sacrifice ! Ces égarés ont craché sur la sainte Croix, considérée comme l'instrument du démon ! Contresens absolu ! Ils ont abdiqué leur liberté en se livrant à lui… Pour eux, l'Apocalypse est pour demain, toujours demain : vois les vieux-croyants, avec quelle fièvre ils cherchent l'Antéchrist !… Ils ont choisi l'erreur et suivent les faux prophètes. L'équivalence du Bien et du Mal, c'est la religion du Diable. Et l'Homme n'y trouve pas sa place.

Il est vrai que c'est à tort que nous les avons persécutés : cela ne sert à rien qu'à multiplier leurs adeptes. Surtout, on ne peut faire le mal au nom du Christ ; c'est précisément cela, le sens du sacrifice de l'Agneau : le triomphe éternel du Bien sur le Mal. Il n'y a pas, il ne peut y avoir d'équivalence entre ces deux principes, et l'on ne peut porter le fer contre nos ennemis sans renier Son message.

Ces malheureux sont des papillons qui cherchent la lumière et se jettent dans les flammes. Nous devons les aider, non les combattre. Mais comme leur foi est effrayante !…

Mon frère Ivan était des leurs. C'est ce que j'ai découvert à Moscou après sa mort. Il m'avait confié une enveloppe pour un certain Vassili. J'ai longtemps cherché cet homme ; j'ai fini par le trouver au cimetière du Rogoj, leur cité secrète. Une ville dans la ville, invisible aux non-initiés. On y voit battre le cœur d'un réseau qui s'étend à travers tout l'empire et au-delà. Ils disposent de richesses considérables et jouissent d'un grand prestige auprès des gens du peuple.

Ce sont des fanatiques, au demeurant très attachants. On se laisserait prendre à leurs discours, c'est extraordinaire de sincérité. Opposés aux fastes et aux corruptions du clergé officiel ils vivent dans la pauvreté et sont prêts à mourir pour leur foi, sans l'ombre d'une hésitation. On ne compte plus leurs martyrs… Mais ils ne savent pas ce qu'ils font.

Ce sont eux qui ont persuadé mon frère de tuer notre père ; il devait ensuite leur faire don de sa part d'héritage pour faire avancer la Cause… C'est cela le vice fondamental de toute hérésie : la religion qui prêche la mort est le sabbat de la mort éternelle. Ceux qui la suivent se damnent en croyant se sauver…

Après avoir essayé divers chemins, leurs chefs ont aujourd'hui choisi de miser sur les mouvements révolutionnaires. Ils financent le professeur Karkatov et quelques sophistes du même acabit ; ils arment le bras tremblant de haine des nihilistes. L'idée est de faire disparaître l'empereur dans un attentat et de soulever le peuple contre la noblesse.

Il y a aussi des pourparlers secrets avec des émissaires du Kaiser : celui-ci s'intéresse en effet de près à la Pologne. Et la Prusse, déjà infiltrée, leur paraît un terrain propice à l'extension de leur religion, dont le projet est de devenir universelle… Alors, et alors seulement, la Jérusalem céleste surgira des eaux d'un lac sacré de Sibérie centrale, et tous les justes y entreront au son de chorales d'anges… Telle est la fable dont ils bercent les oreilles naïves de notre pauvre peuple !

Mais je m'égare, tout ceci ne t'intéresse pas ; de toute façon tu ne crois à rien de tout cela, n'est-ce pas ?…

- Et pourtant oui, j'ai cru à certaines de ces choses… J'ai été l'élève de ce Karkatov, et il m'a insufflé de bien étranges idées, si séduisantes… J'ai encore du mal à m'en défaire… Mais dis-moi, est-ce vraiment une si mauvaise chose que de vouloir la Révolution?… Sans adhérer à ce fatras théologique, risible en tous points, ne peut-on sincèrement envisager d'abattre les puissances corrompues, minées par la vermine, pour bâtir un monde nouveau purgé du vice et de l'injustice d'où l'on extirperait enfin la misère et l'inégalité ?… Puisque Dieu est mort et nous a donné la liberté (et l'Amour ! C'est toi qui l'as dit !), ne peut-on envisager de construire le paradis sur terre, un paradis pour les vivants, pas pour les morts qui n’en ont que faire ?… Au moins serions-nous sûrs d'en profiter au lieu de nous laisser endormir par les belles promesses creuses des curés, et de courber l'échine en attendant le néant !! Il suffit de le vouloir là, maintenant, de redresser la tête, de se lever et de marcher au combat ! Nos adversaires ne sont pas invincibles !…

- La liberté est en toi et en chacun de nous, c'est vrai, je te l'ai dit. Celle de croire ou de ne pas croire, celle de choisir entre le bien et le mal, celle d'écouter les faux prophètes ou de suivre la voie de la Vérité… Dans l'ordre religieux, tu connais ma foi. Je n'ai rien à ajouter, ton cœur t'indiquera le chemin.

Dans l'ordre laïque, je n'ai qu'un seul message à te donner : rejette sans hésiter la violence politique comme toute forme de violence. Tu as déjà vu où cela pouvait te mener. La violence appelle la violence, le sang appelle le sang… L'oppression révolutionnaire engendre la souffrance et la servitude.

Je ne peux rien te dire de plus sur ce sujet : je suis un homme d'église, quoi qu'on puisse en penser. Et l'Eglise, la vraie, ne se mêle pas de ces affaires-là : "Rendez à César…". Les prêtres qui conseillent les souverains aspirent à mener les peuples : ils rêvent de puissance temporelle ; ils bâtissent leur royaume sur le sang de l'Agneau… Ceux-là sont les prêtres de Satan : quelle que soit la couleur de leur robe, elle sera toujours écarlate ; leur barbe suinte la haine, le diable niche dans leur crâne, même s'ils coupent soigneusement les mèches de leurs fronts ! Laissons la guerre aux hommes de guerre et le pouvoir aux hommes de pouvoir. Au jour du Jugement, chacun de leurs actes sera pesé. Peu d'entre eux échapperont à la Géhenne…

Réfléchis bien avant de te trouver un chef et de le suivre aveuglément, même si tu veux changer le Monde. Tu crois que nos ennemis ne sont pas invincibles, et c'est sans doute vrai ; mais sais-tu qui ils sont ?…

N'oublie pas que c'est l'Amour, et lui seul, qui peut fonder une société de justice et de paix.

L'Amour, tu l'as déjà (dit-il en se tournant vers Sonia, qui buvait ses paroles) ; la Charité aussi, qui t'a inspiré certains gestes dont peu d’hommes sont aujourd’hui capables. L'Espérance te fait vibrer comme la corde d'un violon ; mais peut-être te manque t-il encore un peu… de Foi?… Si tu veux sauver l'Humanité, commence donc par te sauver toi-même !… Laisse ton cœur te guider dans cette vie-là, et tu accéderas à la félicité de la Vie Eternelle…

Sonia, pleine de respect pour Aliocha, osa alors intervenir, coupant court à la protestation qui montait déjà aux lèvres de Rodion :

- Petit Père - c'est ainsi qu'elle l'appelait - tu parles de Vie Eternelle, mais tout à l'heure tu nous a dit que Dieu était mort : comment peut-on vivre ainsi dans une éternité vide?… Est-ce cela que l'on promet aux Justes?… Est-ce cela que nous devons espérer ?… L'éternité, sur quelques pieds carrés ?…

Moi, je crois que Jésus, ressuscité des morts, est devenu homme, fils de l'Homme ; c'est bien ainsi que c'est écrit, n'est-ce pas ?… Et Il vit en chacun de nous comme l'herbe dans la prairie, Un et Multiple, nouveau et identique, toujours jeune et gorgé de sève, plus vert et plus brillant de saison en saison ; et c'est dans sa prairie du Ciel qu'il nous emmène, petits enfants venus à lui dans une récréation éternelle, enfant lui aussi parmi nous ; avec lui nous n'aurons plus jamais faim, plus jamais soif, plus jamais mal…

Les larmes coulent dans la gorge brûlante de Raskolnikov, et son cœur blessé se serre à nouveau au souvenir de Sonia : Sonia l'enfant, la fragile, belle dans sa simplicité, si naïve dans ses rêves de Paradis !…

Sonia pourtant la paysanne, Sonia l'endurante, Sonia la forte, si brave devant la mort et le malheur. Comment pouvait-elle en même temps croire à de telles fadaises ?… D'où lui venait cette énergie, cette douceur inflexible dans l'adversité, ce manteau constellé de pierreries qui couvrait sa nudité poignante ?…

Sa beauté de coquelicot avait résisté à toutes les bourrasques et colorait encore la pâleur de ses joues, couchée sur son grabat de chêne…

Rodion, tenaillé de regrets, sentait son corps floconneux étendu autour de lui, bras et jambes étalés loin, très loin, hors de son pouvoir. Le monde ainsi lui échappait, le passé flottait, nuage-lit sur lequel il reposait inerte ; en bas, tout en bas, à travers le dôme et les murs transparents de l'église il la voyait elle aussi, étendue comme lui, et il dérivait comme une montgolfière vers un avenir filandreux, gonflé d'orages. L'écran du ciel, devant, reflétait des cataclysmes sombres, sans qu'il pût en pénétrer le détail. Il avait envie de se laisser glisser, de s'enfoncer plus profond au creux de l'oubli et disparaître peu à peu en s'oubliant lui-même…

C'était cela sans doute. Oui, ce pouvait être cela. Une dissolution progressive, la perte insensible de chaque sens, une myopie de l'âme ; et puis cette fraîcheur agréable qui le pénétrait et se propageait dans tout son être, de sa poitrine jusqu'au bout de ses doigts, de ses orteils jusqu'au dernier de ses cheveux… Il n'était plus qu'un point qui allait et venait librement dans tout son corps et pouvait se loger dans la plus intime de ses fibres, regardant avec curiosité cet animal endormi qu'il allait quitter d'un instant à l'autre, enfin quitter cette prison de chair et monter, monter, se fondre… Disparaître !…

  

 

 

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