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Jean Duplay romans et poèmes
Jean Duplay romans et poèmes
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Pour vous mettre en appétit, un extrait choisi du chemin des kirghizes

Le chemin des kirghizes

Extrait du chapitre V

l'éternité sur quatre pieds carrés

 

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De la pointe de la langue, il attrapa au vol la perle d’eau salée, et d’un coup ce fut comme s’il avait avalé la mer Rouge. Sa bouche s’emplit d’amertume, sa gorge se serra sur une boule de braise ; il chancela et tomba assis tandis que le sang se retirait de son visage et de gros frissons lui secouèrent les épaules. On martelait sans pitié sa couronne de fer.

« - Ce n’est rien, mon vieux, finit-il par articuler à l’adresse du surveillant inquiet qui s’apprêtait à appeler ; juste un peu d’émotion, c’est tout… Maintenant, ça va, ça va, je me sens déjà mieux ! »

Pendant qu’il reprenait son souffle, il vit soudain danser une petite flamme devant ses yeux ; la pièce lui parut plongée dans une semi-obscurité où il ne distinguait plus rien tandis qu’un bourdonnement l’assourdissait ; le fiel douceâtre des larmes envahissait à nouveau sa bouche. Des épines acérées lui perçaient la tête. La flamme se rapprochait peu à peu mais ne réchauffait pas son corps, envahi par un froid intense ; Raskolnikov, submergé par une émotion inconnue, se sentit tout à coup sur le point de faire une découverte extrêmement importante et il trembla de tous ses membres. Se raidissant brutalement il renversa le petit pupitre devant lequel il était assis et s’étala de tout son long sur le plancher grossier, béat d’étonnement, les yeux rivés sur un point du plafond. Devant lui la flamme s’était transformée ; elle grandissait et s’élargissait, des traits et des points apparurent distinctement tandis que le halo devenait une sorte de chevelure ; maintenant il était clair qu’il s’agissait d’un visage, le pauvre visage pâle et émacié de Nathalie Zarnitsine, la fille de sa logeuse de Peterbourg, morte il y avait trois ans de la fièvre typhoïde ; elle lui souriait…. Curieusement il n’éprouvait aucune surprise, ni aucune crainte d’ailleurs ; au contraire il était heureux, extrêmement heureux même, ému jusqu’au tréfonds de l’âme de revoir son ancienne fiancée. De ses doigts fins couleur d’ivoire celle-ci dénouait lentement son châle et une longue chevelure brune, superbement moirée de reflets d’or, ruisselait sur lui en cascades jusqu’à l’ensevelir. Dressée au bord de la fosse dans laquelle il gisait maintenant, elle soupirait et chuchotait doucement :

« Mon pauvre Rodia, pourquoi n’ as-tu pas écouté la voix de ton cœur ?… C’est ton orgueil, ton fol orgueil, qui t’a perdu ! Regarde-moi : je suis morte, et pourtant je vis ! Et toi, mon bien-aimé, regarde-toi : tu es vivant, et pourtant tu es déjà dans la maison des morts !… »

Elle pleurait des larmes de sang et ces larmes tombaient tout droit dans la bouche de Rodia ; celui-ci, paralysé, sentait le gel raidir ses membres ; il ne vivait déjà plus que par sa bouche ouverte en calice, recueillant les gouttes amères et poisseuses, pétales d’un cœur qui palpitait entre ses dents ; son corps allongé sur le dos, inerte, s’enfonçait de plus en plus profondément dans la terre humide et tiède, enveloppé d’une onde de chair, un tendre baiser d’oubli… Devant ses yeux figés, le trou de la surface s’éloignait inexorablement, point barré par une fourmi dressée contre le crépuscule… Il se laissait délicieusement aller à un sommeil sans fond tandis que le filet de voix de la morte, répercuté par les parois du puits, roulait en tonnerre à ses oreilles : 

« Nous nous sommes tant aimés, Rodia ! J’ai cru si fort en toi, j’ai renié mes vœux, j’ai blasphémé contre l’ordre du Ciel et de la terre, j’ai renoncé jusqu’à ma propre existence !… Et toi, en quoi peux-tu croire maintenant? Mon âme est sœur de ton esprit, goûte donc à la terre des ancêtres et rejoins-moi dans les étoiles ! ! ! »

D’un coup, tout explosa autour de lui, et Rodion se retrouva dans une nuée, agrippé à la crinière d’un immense cheval blanc, celui de son rêve précédent ; ils survolaient un immense brasier dont les flammes les léchaient dangereusement. Sa monture, d’un bond, s’éleva tout droit dans le ciel de la nuit, très haut, jusqu’aux constellations. Et la voix de Nathalie scandait en triomphe : 

« …Viens avec moi, et enfourchons les fiers coursiers de l’imagination ! »

Mais alors ils parvinrent dans un coin oublié de l’espace où régnait une sorte de demi-jour glauque, comme un matin d’usine dans une banlieue pluvieuse . Il se trouvait devant la porte d’une cabane de planches disjointes ; soudain il s’aperçut qu’il était nu, nu et seul dans cette nuit de néant. Une profonde angoisse l’envahit alors comme à ce premier jour d’école, quand il avait cru que sa mère l’avait abandonné. Un énorme sanglot naissait déjà dans sa poitrine ; un silence d’étoupe régnait et il en frissonnait quand la porte s’ouvrit en grinçant discrètement. Une voix douce et inquiétante, qu’il reconnut d’emblée, l’invita à franchir le seuil.

« - Entre donc dans ma modeste demeure, Rodion Romanovitch ! Je t’attendais ! Finalement, toi aussi tu y viens, je le savais bien ! Ils finissent tous par arriver ici; c’est incroyable comme l’enfer peut être à la mode… et très bien fréquenté, trop bien même, peut-être ! C’est d’un ennui mortel : les musiciens, les éphèbes, les prostituées, les servantes, les enfants qu’on achète… aucun n’est ici, à croire que ce sont tous des saints, ma parole! Comment peut-on s’amuser encore, dans ces conditions ? Il n’y a ici que des Youssoupov et des banquiers, des juges, des propriétaires et des bourgeoises, des prêtres, des journalistes, des conseillers d’Etat ; et même quelques poètes, bien sûr ce sont les plus mauvais ! Et tout cela hoquète et caquète, sasse et ressasse, se marche sur les pieds, se hausse du col, se moque et se brocarde, une vraie sous-préfecture ! Mais enfin tu es là. Avance donc, montre-toi mieux, il ne fait pas bien clair, et ma vue a baissé… Oh mais dis-moi, tu as bien rajeuni ! Quel âge as-tu ? Dix ans, peut-être ? Et puis tu es tout nu ! Viens là, mon petit Rodia ! Approche-toi un peu de ton vieil ami Svidrigaïlov ! »

Raskolnikov, horrifié, eut un mouvement de recul, mais la porte s’était refermée sur lui et il paraissait qu’elle était verrouillée ; sa détresse était immense, quand il sentit qu’il grandissait et que ses vêtements troués, maculés du sang de la vieille, le recouvraient à nouveau. Soudain il eut honte de son crime, tandis que Svidrigaïlov, se penchant et l’examinant mieux, s’exclamait :

« - A toi aussi, ils t’ont remis les hardes de l’assassin ! Ils le font toujours, ça les amuse. Mais il ne faut pas leur en vouloir. Pour la plupart, ce sont des hérétiques, ils ont fini sur le bûcher ou dans les tortures de l’Inquisition, alors ça les a rendus un peu facétieux !… De toute façon, Rodia, tu es fier de ce que tu as fait, je crois ? Tu le revendiques, tu regrettes seulement d’avoir hésité, puis de t’être livré ? Tu as raison, de toute façon, je ne te juge pas (je serais bien mal placé pour le faire, hé hé ! tu ne crois pas ?). Mais quel gâchis ! au lieu de perdre ton temps avec cette vieille, tu aurais pu me succéder dans l’infamie des jouissances interdites ! Le plus drôle, c’est cette théorie qu’on t’a mise dans la tête, et dont tu n’arrives toujours pas à te débarrasser ! Franchement, mon cher, tu croyais vraiment qu’en tuant cette punaise, tu allais liquider Dieu et le reste, et gagner ta liberté ? Sincèrement?… J’en suis pantois !

Mais tout de même, quelle présomption ! La liberté, ça se mérite ! Si le premier pas est celui qui coûte le plus, il te reste quand même du chemin à faire ! Quelle naïveté ! Et comme j’envie ta jeunesse ! Je me souviens, je te ressemblais beaucoup, quand j’ai commis mon premier crime… et maintenant c’est toi, toi le pur au regard innocent, quel menteur !… Oui, c’est toi qui cherches désespérément à me ressembler, dans ta volonté d’exister à tout prix… »

Pendant ce discours Raskolnikov, dont les yeux s’étaient accoutumés à la pénombre, regardait autour de lui avec curiosité. La pièce était minuscule et basse de plafond, à peine pouvait-on y tenir assis ; Svidrigaïlov, vêtu d’une redingote noire, trônait sur un fauteuil ridicule, une sorte de cathèdre à la mode ancienne, beaucoup plus haute que large, de sorte que sa position semblait fort inconfortable ; il était coiffé d’un petit chapeau tyrolien orné d’un blaireau, et tout cet appareil lui donnait un air de majesté grotesque. Rodion était debout face à lui, presque à le toucher, le dos voûté pour ne pas se cogner la tête. Il n’y avait aucun autre meuble, dans cette cahute misérable de planches mal dégrossies. Dans le mur de gauche une large fenêtre s’ouvrait sur un espace grisâtre, traversé de lueurs vagues et de formes indistinctes.

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